OMA s’expose aux Beaux-Arts de Paris: machine du désir mais aussi de la frustration.
Comment donner à voir la production architecturale singulière d’une agence d’architecture pour une ville, un pays ? En l’occurrence, celle d’OMA pour Paris, à travers ses projets non réalisés de bibliothèques publiques : le concours perdu de la Bibliothèque nationale (surnommée à l’époque la Très Grande Bibliothèque, 1989, et dont Dominique Perrault fut le lauréat) et le concours gagné (en 1992) de deux bibliothèques pour l’université de Jussieu, mais dont le projet fut abandonné après un changement gouvernemental.
Cette exposition a été organisée en 2011 à l’initiative d’un jeune architecte français Clément Blanchet – en charge entre autres des projets français d’OMA et de leur développement –, en collaboration avec l’école d’architecture de Paris-Malaquais dans le cadre d’un enseignement de master 1 dont j’avais la charge pédagogique.
Comment accroître les activités d’OMA en France ? Comment accéder à une commande publique qui s’est refusée à OMA jusqu’à présent ? La stratégie la plus raisonnable aurait certainement consisté à accepter, enfin, l’invitation d’une institution culturelle nationale, comme le Centre Pompidou, pour faire une « grande » exposition monographique.
Mais il s’agissait de « sortir du musée » de trouver un lieu capable de dénoncer l’ostracisme dont l’agence se disait victime ; aussi c’est une situation bien plus marginale, symbolique et héroïque qui fut choisie par OMA d’architecture de Paris-Malaquais: l’amphithéâtre d’honneur de l’École des beaux-arts, dessinée par Félix Duban.
L’hémicycle, délicieusement dessuet s’il en est aujourd’hui, était le lieu au XIXe siècle de la remise des prix aux meilleurs élèves de l’École des beaux-arts. Le concours le plus prestigieux, le prix de Rome, offrait aux jeunes architectes et artistes une bourse d’études pour se former en Italie. Cette distinction leur assurait ensuite une commande publique à vie. Une grande fresque murale intérieure, intitulée La Renommée distribuant des couronnes et peinte en 1836 par Paul Delaroche (1797-1856) sur le modèle la fresque de L’École d’Athènes de Raphaël, illustre le cérémonial. On y voit les plus grands artistes de l’Antiquité et de la période moderne s’entretenir pendant qu’une muse – la Renommée –, au centre de la composition et au pied de l’architecte du Parthénon Ictinus, lance aux héros des arts des couronnes de laurier.
OMA choisit donc ce cadre spatial avec tous ses ors et sa désuétude pour exposer non sans humour et esprit caustique ses projets français non construits, l’amphithéâtre devenant en quelque sorte le lieu symbolique de la lutte éternelle et homérique que mène tout architecte pour accéder à la reconnaissance de son travail et à la commande.
Aux colonnes et autres éléments antiques exposés pour imitation dans le Palais des études au XIXe siècle, se sont substituées pour quelques jours les maquettes des bibliothèques de la TGB et de Jussieu, dont les projets sont considérés par OMA comme fondamentaux, constituant des objets et des moments de recherche essentiels dans la découverte de théories et de principes pour l’agence. Entre temps, l’agence de Rotterdam remporta le concours de la bibliothèque de Caen. Celle-ci fut rajoutée aux deux projets bibliothèques.
Le lieu a donc été déterminant dans les choix opérés concernant les documents de ces bibliothèques, constitués de maquettes à de multiples échelles, de documents graphiques – comme les panneaux des concours, de dessins et de croquis de recherche, d’images numériques projetées – et d’interviews. La dimension historique du site interdisait toute utilisation des murs comme élément de cimaise. Seuls la cavea (gradins) et l’orchestra en son centre étaient exploitables et dans lesquels les visiteurs étaient invités à circuler.
La force du dispositif spatial de l’hémicycle plaçait le spectateur dans deux situations opposées et contradictoires et dans deux positions visuelles extrêmes. L’une l’invite à se placer sur les gradins de l’hémicycle et lui procure une visibilité d’ensemble du parterre. Le visiteur y peut aussi consulter le catalogue de l’exposition, réunissant l’ensemble des dessins exposés, ainsi qu’écouter les interviews de l’architecte Xaveer De Geyter et de l’ingénieur d’Arup Cecil Balmond qui avaient participé à l’élaboration des réponses aux concours de la TGB et de Jussieu. L’autre situation inscrit le visiteur au centre de l’orchestra et au cœur d’un système panoptique à partir duquel tout peut s’observer, créant un sentiment, illusoire, d’omniscience. Peut-on tout connaître des processus de projets exposés, peut-on tout savoir d’un projet, de sa conception ?
Comme dans un théâtre anatomique, à l’instar de ceux de Padoue ou de Leyde utilisés à la Renaissance pour procéder à des dissections en public, les bibliothèques d’OMA sont disséquées au centre et livrées à l’analyse des observateurs autour. .
Le dessein de l’entreprise curatoriale est de considérer et de penser la production d’OMA à partir de la forme d’une table, qu’elle soit de dissection ou de montage. Cette table est le support d’un travail toujours à reprendre, à modifier, si ce n’est à recommencer comme le soutient Didi Huberman[1]. Elle présente l’avantage de suggérer un certain nombre de rapports entre les objets et les éléments qui les composent, dont celui de l’interchangeabilité des documents, qui relatent tout aussi bien un passé qu’ils suggèrent un futur.
Le désir de rendre perceptible la conception des projets appelle donc une autre installation, un autre accrochage. L’idée qu’il aurait existé un point de vue, une distance prédéterminée à partir de laquelle les dessins devraient être vus, que ceux-ci auraient dû se percevoir de façon frontale comme des tableaux, représentés en perspective, est écartée. Le sens commun aurait plutôt voulu présenter les dessins et les croquis préparatoires dans un ordre chronologique ou bien à la manière d’un catalogue. La mise en ordre des objets – traditionnellement, sur les cimaises et dans les vitrines – obéit à un scénario d’ensemble, à un récit généalogique ou thématique. C’est la règle générale de toute exposition. L’expérience menée voulait s’éloigner de l’accrochage traditionnel qui aurait figé le matériau exposé.
Il s’agissait de composer une installation qui reposerait sur un non-choix, qui n’utiliserait pas un ordre mais qui construirait un dispositif basé principalement sur une accumulation en grande partie aléatoire. Il y a eu renoncement à reconstituer d’hypothétiques linéaments de la pensée du projet. Le principe retenu se fondait avant tout sur le jeu, le hasard, sur l’établissement de forces, contradictoires ou non, qui naissent de l’agencement de combinaisons de dessins, d’esquisses. L’autre d’être dans le libre système d’un jeu. Celui de trouver un sens à la production graphique.
Comment le processus de conception peut-il être donné à voir en train de se faire au présent ? Jusque-là confiné dans les archives de l’agence, comment ce travail, ou son expression, peut-il devenir chose publique ? Pour reprendre une expression de Walter Benjamin, c’est le travail lui-même qui cherche à s’exposer. Comment constituer cet ouvrage ? D’abord, l’idée d’une installation sous forme d’une table de travail, outil de production, s’est imposée. Faut-il dresser cette table physiquement sur les gradins de l’hémicycle ou bien au centre de l’orchestra, tel un autel, au risque de travestir ou d’altérer le caractère et la nature du dispositif d’exposition par trop d’emphase ?
Le choix fut fait au final de disposer l’ensemble des dessins et des croquis originaux directement sur le sol de l’orchestra. Pour la plupart réalisés au format A3, posés sur un plancher uniforme gris, créé pour l’occasion, les documents façonnent une grille orthogonale homogène, sans début ni fin, étendue sur toute la surface de l’orchestra. Déployés de manière banale par simple juxtaposition, ces dessins sont protégés par des dalles en Plexiglas transparentes supportées par une grille de plots translucides. Seul le regroupement des formats A3 par édifice construit une géographie programmatique. Celle-ci reste cependant difficilement identifiable car le dispositif visuel procède d’une mise à plat absolue des trois bibliothèques. La mise en espace de cette exposition n’est plus qu’un diagramme mental, affranchi des modèles ou des imitations. Une architecture scénographique qui se veut réduite au plus près de l’état de neutralité absolue.
Aucune composition spatiale n’est donc prédéfinie, c’est l’usager qui, par ses déplacements, qualifie lui-même son parcours. La surface de Plexiglas transparente est l’interface, le lieu physique des échanges et des interactions entre dessins et le visiteur. Sur cette surface lisse, le visiteur marche précautionneusement et découvre les documents de conception des trois bibliothèques. Il considère les dessins au plus près. S’agenouille, s’allonge si nécessaire pour voir plus intensément et singulièrement. Le visiteur, libre de son parcours, l’invente. Les résistances des visiteurs, leurs frustrations que l’expérience ne manqua pas d’engendrer, l’irritation qui en découle, constituent une des composantes du dispositif.
Le dispositif entraîne le passage du diachronique au synchronique, du successif au simultané, se rapprochant ainsi du processus de conception. Le visiteur, comme les grands artistes de la fresque, peut évaluer la nature des travaux, et s’offre la possibilité d’en imaginer de nouveaux, susceptibles de transformation.
Mis au cœur du dispositif, les deux maquettes emblématiques de Jussieu et de la Bibliothèque nationale avec, en contrepoint, celle du tout récent projet lauréat de la médiathèque de Caen[2], agissent comme des aimants – à comprendre au sens aussi bien substantif qu’adjectif. Les mouvements, les déplacements s’établirent avec force d’évidence entre les deux maquettes de Jussieu et la Très grande Bibliothèque.
Le dispositif ne va pas sans rappeler la mise en scène par André Malraux de son « Musée imaginaire ». L’un des portraits photographiques les plus célèbres de Malraux pris en 1953 pour Paris-Match met en scène l’auteur dans une supposé séance de travail de son « Musée imaginaire ». Il suggère l’ampleur de l’entreprise comme le rappelle Georges Didi-Huberman[3] : Malraux dispose et aligne les images de son musée au sol, les déplace, établit des rapprochements, se couche à même le sol pour être plus près de ses songes.
Ce « récit » raconte les grandes capacités pratique et technique du dispositif mis en place par Malraux, grâce auquel des objets, éloignés dans l’espace ou dans le temps, « se rencontrent » par l’intermédiaire de la photographie, réunis par ?? une même question. De la même manière, le visiteur de l’exposition peut se déplacer pour rapprocher mentalement tel dessin à tel autre… Se posant les questions « qu’est-ce que la conception d’une bibliothèque pour OMA ? », « comment ont été conçus les projets dont je vois les maquettes – en plâtre pour la TGB, en bois pour Jussieu et en Plexiglas pour Caen ? » Une certaine pensée du montage est donc mise en œuvre dans le « Musée imaginaire » de Malraux comme dans l’exposition. Malraux réalise le montage expérimental de son « musée imaginaire ». Le « musée imaginaire » est une interrogation comme l’exposition voulait en être une aussi écrit-il [4]?
L’objectif de l’exposition était d’impliquer directement le visiteur dans son dispositif. L’installation portait le désir contradictoire de montrer/cacher le processus de conception. « Autre manière de dire qu’il n’y a d’exposition recevable que celle qui donne lieu de sa manifester à la machination du désir », comme le soutient Hubert Damisch[5]. Au-delà de la présentation des documents, il s’agissait de créer les conditions d’échange, de dialogue avec les objets choisis, de constituer un réseau d’objets afin de construire une installation qui se prête à l’expérience qui repose sur une machine du désir et donc aussi de la frustration.
Ecole d’architecture de Paris Malaquais
OMA, (IM)PUR, (IN)FORME, (IR)REEL.
Du 16 juin au 20 juillet 2011
Ecole des Beaux-Arts, Amphithéâtre d’Honneur, Paris
Office for Metropolitan Architecture / Ecole Nationale Supérieure de Paris Malaquais
Commissariat / Scénographie: Rem Koolhaas, Clément Blanchet/ Nasrine Seraji, Thierry Mandoul
OMA s’expose aux Beaux-Arts de Paris: machine du désir mais aussi de la frustration.
Comment donner à voir la production architecturale singulière d’une agence d’architecture pour une ville, un pays ? En l’occurrence, celle d’OMA pour Paris, à travers ses projets non réalisés de bibliothèques publiques : le concours perdu de la Bibliothèque nationale (surnommée à l’époque la Très Grande Bibliothèque, 1989, et dont Dominique Perrault fut le lauréat) et le concours gagné (en 1992) de deux bibliothèques pour l’université de Jussieu, mais dont le projet fut abandonné après un changement gouvernemental.
Cette exposition a été organisée en 2011 à l’initiative d’un jeune architecte français Clément Blanchet – en charge entre autres des projets français d’OMA et de leur développement –, en collaboration avec l’école d’architecture de Paris-Malaquais dans le cadre d’un enseignement de master 1 dont j’avais la charge pédagogique.
Comment accroître les activités d’OMA en France ? Comment accéder à une commande publique qui s’est refusée à OMA jusqu’à présent ? La stratégie la plus raisonnable aurait certainement consisté à accepter, enfin, l’invitation d’une institution culturelle nationale, comme le Centre Pompidou, pour faire une « grande » exposition monographique.
Mais il s’agissait de « sortir du musée » de trouver un lieu capable de dénoncer l’ostracisme dont l’agence se disait victime ; aussi c’est une situation bien plus marginale, symbolique et héroïque qui fut choisie par OMA d’architecture de Paris-Malaquais: l’amphithéâtre d’honneur de l’École des beaux-arts, dessinée par Félix Duban.
L’hémicycle, délicieusement dessuet s’il en est aujourd’hui, était le lieu au XIXe siècle de la remise des prix aux meilleurs élèves de l’École des beaux-arts. Le concours le plus prestigieux, le prix de Rome, offrait aux jeunes architectes et artistes une bourse d’études pour se former en Italie. Cette distinction leur assurait ensuite une commande publique à vie. Une grande fresque murale intérieure, intitulée La Renommée distribuant des couronnes et peinte en 1836 par Paul Delaroche (1797-1856) sur le modèle la fresque de L’École d’Athènes de Raphaël, illustre le cérémonial. On y voit les plus grands artistes de l’Antiquité et de la période moderne s’entretenir pendant qu’une muse – la Renommée –, au centre de la composition et au pied de l’architecte du Parthénon Ictinus, lance aux héros des arts des couronnes de laurier.
OMA choisit donc ce cadre spatial avec tous ses ors et sa désuétude pour exposer non sans humour et esprit caustique ses projets français non construits, l’amphithéâtre devenant en quelque sorte le lieu symbolique de la lutte éternelle et homérique que mène tout architecte pour accéder à la reconnaissance de son travail et à la commande.
Aux colonnes et autres éléments antiques exposés pour imitation dans le Palais des études au XIXe siècle, se sont substituées pour quelques jours les maquettes des bibliothèques de la TGB et de Jussieu, dont les projets sont considérés par OMA comme fondamentaux, constituant des objets et des moments de recherche essentiels dans la découverte de théories et de principes pour l’agence. Entre temps, l’agence de Rotterdam remporta le concours de la bibliothèque de Caen. Celle-ci fut rajoutée aux deux projets bibliothèques.
Le lieu a donc été déterminant dans les choix opérés concernant les documents de ces bibliothèques, constitués de maquettes à de multiples échelles, de documents graphiques – comme les panneaux des concours, de dessins et de croquis de recherche, d’images numériques projetées – et d’interviews. La dimension historique du site interdisait toute utilisation des murs comme élément de cimaise. Seuls la cavea (gradins) et l’orchestra en son centre étaient exploitables et dans lesquels les visiteurs étaient invités à circuler.
La force du dispositif spatial de l’hémicycle plaçait le spectateur dans deux situations opposées et contradictoires et dans deux positions visuelles extrêmes. L’une l’invite à se placer sur les gradins de l’hémicycle et lui procure une visibilité d’ensemble du parterre. Le visiteur y peut aussi consulter le catalogue de l’exposition, réunissant l’ensemble des dessins exposés, ainsi qu’écouter les interviews de l’architecte Xaveer De Geyter et de l’ingénieur d’Arup Cecil Balmond qui avaient participé à l’élaboration des réponses aux concours de la TGB et de Jussieu. L’autre situation inscrit le visiteur au centre de l’orchestra et au cœur d’un système panoptique à partir duquel tout peut s’observer, créant un sentiment, illusoire, d’omniscience. Peut-on tout connaître des processus de projets exposés, peut-on tout savoir d’un projet, de sa conception ?
Comme dans un théâtre anatomique, à l’instar de ceux de Padoue ou de Leyde utilisés à la Renaissance pour procéder à des dissections en public, les bibliothèques d’OMA sont disséquées au centre et livrées à l’analyse des observateurs autour. .
Le dessein de l’entreprise curatoriale est de considérer et de penser la production d’OMA à partir de la forme d’une table, qu’elle soit de dissection ou de montage. Cette table est le support d’un travail toujours à reprendre, à modifier, si ce n’est à recommencer comme le soutient Didi Huberman[1]. Elle présente l’avantage de suggérer un certain nombre de rapports entre les objets et les éléments qui les composent, dont celui de l’interchangeabilité des documents, qui relatent tout aussi bien un passé qu’ils suggèrent un futur.
Le désir de rendre perceptible la conception des projets appelle donc une autre installation, un autre accrochage. L’idée qu’il aurait existé un point de vue, une distance prédéterminée à partir de laquelle les dessins devraient être vus, que ceux-ci auraient dû se percevoir de façon frontale comme des tableaux, représentés en perspective, est écartée. Le sens commun aurait plutôt voulu présenter les dessins et les croquis préparatoires dans un ordre chronologique ou bien à la manière d’un catalogue. La mise en ordre des objets – traditionnellement, sur les cimaises et dans les vitrines – obéit à un scénario d’ensemble, à un récit généalogique ou thématique. C’est la règle générale de toute exposition. L’expérience menée voulait s’éloigner de l’accrochage traditionnel qui aurait figé le matériau exposé.
Il s’agissait de composer une installation qui reposerait sur un non-choix, qui n’utiliserait pas un ordre mais qui construirait un dispositif basé principalement sur une accumulation en grande partie aléatoire. Il y a eu renoncement à reconstituer d’hypothétiques linéaments de la pensée du projet. Le principe retenu se fondait avant tout sur le jeu, le hasard, sur l’établissement de forces, contradictoires ou non, qui naissent de l’agencement de combinaisons de dessins, d’esquisses. L’autre d’être dans le libre système d’un jeu. Celui de trouver un sens à la production graphique.
Comment le processus de conception peut-il être donné à voir en train de se faire au présent ? Jusque-là confiné dans les archives de l’agence, comment ce travail, ou son expression, peut-il devenir chose publique ? Pour reprendre une expression de Walter Benjamin, c’est le travail lui-même qui cherche à s’exposer. Comment constituer cet ouvrage ? D’abord, l’idée d’une installation sous forme d’une table de travail, outil de production, s’est imposée. Faut-il dresser cette table physiquement sur les gradins de l’hémicycle ou bien au centre de l’orchestra, tel un autel, au risque de travestir ou d’altérer le caractère et la nature du dispositif d’exposition par trop d’emphase ?
Le choix fut fait au final de disposer l’ensemble des dessins et des croquis originaux directement sur le sol de l’orchestra. Pour la plupart réalisés au format A3, posés sur un plancher uniforme gris, créé pour l’occasion, les documents façonnent une grille orthogonale homogène, sans début ni fin, étendue sur toute la surface de l’orchestra. Déployés de manière banale par simple juxtaposition, ces dessins sont protégés par des dalles en Plexiglas transparentes supportées par une grille de plots translucides. Seul le regroupement des formats A3 par édifice construit une géographie programmatique. Celle-ci reste cependant difficilement identifiable car le dispositif visuel procède d’une mise à plat absolue des trois bibliothèques. La mise en espace de cette exposition n’est plus qu’un diagramme mental, affranchi des modèles ou des imitations. Une architecture scénographique qui se veut réduite au plus près de l’état de neutralité absolue.
Aucune composition spatiale n’est donc prédéfinie, c’est l’usager qui, par ses déplacements, qualifie lui-même son parcours. La surface de Plexiglas transparente est l’interface, le lieu physique des échanges et des interactions entre dessins et le visiteur. Sur cette surface lisse, le visiteur marche précautionneusement et découvre les documents de conception des trois bibliothèques. Il considère les dessins au plus près. S’agenouille, s’allonge si nécessaire pour voir plus intensément et singulièrement. Le visiteur, libre de son parcours, l’invente. Les résistances des visiteurs, leurs frustrations que l’expérience ne manqua pas d’engendrer, l’irritation qui en découle, constituent une des composantes du dispositif.
Le dispositif entraîne le passage du diachronique au synchronique, du successif au simultané, se rapprochant ainsi du processus de conception. Le visiteur, comme les grands artistes de la fresque, peut évaluer la nature des travaux, et s’offre la possibilité d’en imaginer de nouveaux, susceptibles de transformation.
Mis au cœur du dispositif, les deux maquettes emblématiques de Jussieu et de la Bibliothèque nationale avec, en contrepoint, celle du tout récent projet lauréat de la médiathèque de Caen[2], agissent comme des aimants – à comprendre au sens aussi bien substantif qu’adjectif. Les mouvements, les déplacements s’établirent avec force d’évidence entre les deux maquettes de Jussieu et la Très grande Bibliothèque.
Le dispositif ne va pas sans rappeler la mise en scène par André Malraux de son « Musée imaginaire ». L’un des portraits photographiques les plus célèbres de Malraux pris en 1953 pour Paris-Match met en scène l’auteur dans une supposé séance de travail de son « Musée imaginaire ». Il suggère l’ampleur de l’entreprise comme le rappelle Georges Didi-Huberman[3] : Malraux dispose et aligne les images de son musée au sol, les déplace, établit des rapprochements, se couche à même le sol pour être plus près de ses songes.
Ce « récit » raconte les grandes capacités pratique et technique du dispositif mis en place par Malraux, grâce auquel des objets, éloignés dans l’espace ou dans le temps, « se rencontrent » par l’intermédiaire de la photographie, réunis par ?? une même question. De la même manière, le visiteur de l’exposition peut se déplacer pour rapprocher mentalement tel dessin à tel autre… Se posant les questions « qu’est-ce que la conception d’une bibliothèque pour OMA ? », « comment ont été conçus les projets dont je vois les maquettes – en plâtre pour la TGB, en bois pour Jussieu et en Plexiglas pour Caen ? » Une certaine pensée du montage est donc mise en œuvre dans le « Musée imaginaire » de Malraux comme dans l’exposition. Malraux réalise le montage expérimental de son « musée imaginaire ». Le « musée imaginaire » est une interrogation comme l’exposition voulait en être une aussi écrit-il [4]?
L’objectif de l’exposition était d’impliquer directement le visiteur dans son dispositif. L’installation portait le désir contradictoire de montrer/cacher le processus de conception. « Autre manière de dire qu’il n’y a d’exposition recevable que celle qui donne lieu de sa manifester à la machination du désir », comme le soutient Hubert Damisch[5]. Au-delà de la présentation des documents, il s’agissait de créer les conditions d’échange, de dialogue avec les objets choisis, de constituer un réseau d’objets afin de construire une installation qui se prête à l’expérience qui repose sur une machine du désir et donc aussi de la frustration.